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Avec “La Douleur”, Finkiel signe une adaptation de Duras exemplaire


serdam

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0113346.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxx_0.jpg?itok=jFPvekuq%26sc=b8cfaf35d7c73e3cca840552844e793f&key=e9389d994c395fd2630192337895db4487b3368f17cc27904fb04cff645800c0En adaptant le texte de Marguerite Duras sur le retour de son mari déporté, Emmanuel Finkiel relève un défi. Grâce à sa mise en scène audacieuse, il restitue le style de l’auteure et l’émotion qui irrigue son récit.

 

 

« Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. A droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : “Qui est là. — C’est moi.” » Ainsi débute La Douleur,ce grand livre sur l’absence où, entre journal intime et roman, Marguerite Duras retrace l’attente de son mari déporté, Robert Antelme, au cours des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, puis son retour des camps. Un texte âpre, ardent, magnifique dont Emmanuel Finkiel parvient à restituer la violence des sentiments, mais aussi, grâce à une mise en scène audacieuse, la distanciation propre à l’écriture durassienne. Sans jamais sacrifier l’émotion…

 

La douleur de Marguerite Duras est d’abord une peur, mêlée de honte : celle de dépendre d’une « ordure » pour sauver son époux. Entre la jeune romancière (et résistante) et l’inspecteur (et collabo) Pierre Rabier débute un jeu du chat et de la souris ambigu. Benoît Magimel apporte une douceur inquiétante à ce flic trouble, dont l’admiration presque enfantine pour la jeune romancière n’est, peut-être, qu’un leurre pour la manipuler.

 

La deuxième heure du film plonge plus profondément dans la vie intérieure de la narratrice. Paris, dans la grisaille de l’Occupation puis de la Libération, n’est perceptible qu’à travers sa vision fragmentée, parfois fantasmatique — magnifique séquence où, vêtue de rouge, Marguerite roule à vélo, seule, sur la place de la Concorde déserte alors que sa voix évoque la foule. Lors des festivités du 14 Juillet qui suit la libération de Paris, Marguerite marche sans fin dans les rues, indifférente à la liesse qui l’entoure. Les décors en arrière-plan deviennent flous dans « la ville éclairée synonyme de mort », de « terre de l’oubli ». Les gros plans intenses sur le visage nu, dépouillé, de Mélanie Thierry confirment que la douleur a pris toute la place… Pour dire le monologue intérieur de Marguerite Duras (dont le cinéaste a repris plusieurs passages in extenso), l’actrice n’a pas cherché à imiter les grandes interprètes de la romancière à l’écran, Emmanuelle Riva (Hiroshima mon amour) ou Delphine Seyrig (India Song).Elle scande les phrases de longs silences qui en accentuent la dimension incantatoire, hypnotique.

 

 

Dédoublement physique

 

 

« Plus de douleur. Je n’existe plus. Alors, pourquoi attendre Robert Antelme ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Qu’est-ce qu’elle attend en vérité ? Quelle autre attente attend-elle ? » Le passage du « je » au « elle », grande figure stylistique du livre, se retrouve à l’image. A quatre reprises, Marguerite se regarde téléphoner, ouvrir une porte, se morfondre sur le sofa… Mais ce dédoublement physique symbolise, aussi, le hiatus entre ce que la romancière éprouve et ce dont elle témoigne, entre la réalité de ses émotions et leur représentation. Mélanie Thierry exprime avec intensité « le désordre phénoménal de la pensée et du sentiment » évoqué par Duras dans le préambule du roman. Elle est constamment crédible, trouve toujours la note juste, y compris dans les réactions les plus inattendues de son personnage. La plus troublante ? Peut-être ce moment où son amant Dionys Mascolo (Benjamin Biolay, impeccable) lui dit : « Chaque jour d’attente vous vous êtes détachée [de Robert], chaque jour un peu plus. Et ça, ça vous ne le supportez pas. » Ce à quoi elle lui répond, dans un souffle à peine audible, « Vous êtes un salaud », avant de se blottir dans ses bras.

 

L’adaptation d’Emmanuel Finkiel est exemplaire. Qu’il explicite le propos de Duras dans une réplique cinglante de Mascolo à Marguerite : « A qui êtes-vous le plus attachée ? A Robert Antelme ou à votre douleur ? » Qu’il mette en avant le sort des Juifs, évoqué en filigrane dans le livre, en développant le beau personnage de Mme Katz. Ou qu’il refuse de filmer la « résurrection » de Robert Antelme, longuement chroniquée par Duras dans les dernières pages de La Douleur avec force détails insoutenables, inmontrables. A son retour à Paris, on devine juste, au loin, le corps du mort-vivant, à bout de forces dans les bras de ses compagnons, tel que l’aperçoit Marguerite à travers les rideaux de sa fenêtre. Et dans la dernière séquence, en plein soleil sur une plage d’Italie, il n’est plus qu’une silhouette fantomatique à la Giacometti, une figure quasi abstraite qui se détache dans le contre-jour. Emmanuel Finkiel laisse le dernier mot à Duras : « Je savais qu’il savait, qu’il savait qu’à chaque heure de chaque jour, je le pensais : “Il n’est pas mort au camp de concentration.”

 

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